Évolution de la contrebasse en Italie et en Europe (XVIIIᵉ–XIXᵉ siècles)

La contrebasse, souvent reléguée au second plan dans l’histoire de la lutherie italienne, possède pourtant un passé riche et méconnu. Instrument imposant, complexe à fabriquer et historiquement peu valorisé par les grands luthiers du XVIIIᵉ siècle, elle a longtemps été absente des ateliers les plus prestigieux. C’est seulement grâce à la persévérance de certains artisans — souvent en marge des centres de la lutherie noble — que la contrebasse a trouvé sa place dans les orchestres européens. De Crémone à Londres, en passant par Milan, Florence, Venise et Paris, ce parcours historique retrace la lente ascension de la contrebasse, entre marginalisation artisanale, adaptation stylistique et renaissance musicale.

Un instrument rare et cher, souvent laissé aux amateurs

Au cours du XVIIIᵉ siècle, la contrebasse souffrait d’un statut paradoxal : indispensable dans les ensembles orchestraux, mais si coûteuse à fabriquer qu’elle demeurait inaccessible pour bon nombre d’églises rurales et de petits théâtres. Alors que les violons et violoncelles attiraient l’attention des grands maîtres luthiers, la contrebasse fut souvent abandonnée à des artisans non spécialisés, voire à des amateurs. Ces instruments, bien qu’architecturalement viables, manquaient généralement de finesse acoustique, de choix de bois judicieux et de rigueur formelle. Cette dichotomie entre besoin musical et production artisanale non qualifiée a fortement marqué la qualité et la diversité des contrebasses du XVIIIᵉ siècle, dont les exemplaires les plus modestes témoignent aujourd’hui d’un artisanat de nécessité plus que d’excellence.

Crémone : Stradivari et l’ombre silencieuse de la contrebasse

Si Crémone fut sans conteste le berceau du violon moderne, elle ne s’est guère illustrée dans la fabrication de contrebasses. Antonio Stradivari, figure dominante de la lutherie crémonaise, n’a laissé aucun modèle connu de contrebasse. Ni plans, ni moules, ni instruments ne permettent d’affirmer qu’il se soit sérieusement intéressé à cet instrument, malgré son engagement profond dans le perfectionnement du violoncelle. L’unique exception notable dans cette ville est une contrebasse attribuée à Giuseppe Guarneri, fils d’Andrea, aujourd’hui conservée à l’Opéra de Munich. Il est probable que les contraintes matérielles et les faibles débouchés commerciaux aient dissuadé les grands luthiers crémonais de se consacrer à la contrebasse, préférant concentrer leur savoir-faire sur des instruments plus prisés. Cela n’a pas empêché certains dessins, comme ceux pour la viole de gambe signés Stradivari, de partager des traits esthétiques avec la forme future de la contrebasse.

Milan : production industrielle et lutherie utilitaire

Face à l’absence de production crémonaise, Milan devint rapidement un centre actif de fabrication de contrebasses dès le XVIIIᵉ siècle. Les ateliers des familles Grancino, Testore et Alberti prirent le relais avec une cadence et une souplesse commerciale plus adaptées aux besoins du marché. Toutefois, cette production se fit souvent au détriment de la qualité : choix de bois ordinaires, finitions sommaires, proportions irrégulières. Le contraste avec les œuvres raffinées des maîtres crémonais est frappant. Néanmoins, ces luthiers milanais surent répondre à une demande réelle, en proposant des instruments fonctionnels à moindre coût. Certains, comme les Grancino, tentèrent de reprendre les canons esthétiques des Amati dans leurs contrebasses, sans toujours parvenir à en restituer la finesse acoustique. Leur œuvre constitue aujourd’hui un témoignage précieux d’un artisanat plus populaire, mais profondément ancré dans le tissu musical de l’époque.

Venise et la synthèse des influences : le cas Goffriller

La ville de Venise, cosmopolite et ouverte aux échanges culturels, fut un terreau fertile pour la lutherie de la contrebasse. Dans les années 1720, le style de la famille Amati, emblématique de Crémone, s’infiltra profondément dans la production vénitienne. Matteo Goffriller, luthier d’origine allemande installé à Venise, est l’un des premiers à incorporer de manière explicite ces influences dans ses contrebasses. Celle qu’il construisit en 1732 présente une arche fine, une silhouette équilibrée et des ouïes caractéristiques du langage Amati. Malgré son origine, ses instruments ne ressemblent en rien aux modèles germaniques du XVIIIᵉ siècle. On suppose qu’un instrument Amati aurait circulé à Venise à cette époque, servant de référence. Cette fusion stylistique entre rigueur crémonaise et créativité vénitienne donna naissance à une école locale originale, qui influencera durablement la facture des contrebasses italiennes.

Florence et la mode des bassetti

À partir de la seconde moitié du XVIIIᵉ siècle, Florence vit émerger une production singulière de contrebasses plus petites, appelées « bassetti ». Ces instruments, prisés pour leur maniabilité, devinrent à la mode dans certains cercles musicaux. Nicola Bergonzi, luthier de la famille crémonaise du même nom, en construisit au moins deux selon un modèle directement inspiré du violoncelle. Avec Giovanni Rota et Lorenzo Storioni, il forma le noyau actif de la lutherie crémonaise tardive, qui connut un renouveau entre 1770 et 1800. Cette école, bien qu’éloignée des fastes de l’âge d’or, assura la continuité d’un savoir-faire raffiné et posa les bases d’une tradition qui renaîtra pleinement au siècle suivant avec la famille Ceruti.

Les Ceruti : renaissance crémonaise et spécialisation dans la contrebasse

Au XIXᵉ siècle, la dynastie des Ceruti donna un nouveau souffle à la lutherie crémonaise. Giovanni Battista Ceruti, puis son fils Giuseppe, s’inscrivirent dans la tradition classique tout en l’adaptant aux besoins contemporains. Leur production de contrebasses fut particulièrement importante, en quantité comme en qualité. Enrico Ceruti, fils de Giuseppe, joua lui-même de la contrebasse dans les théâtres de Crémone, ce qui nourrit sa compréhension intime de l’instrument. À sa mort, l’un de ses collègues fit don à la ville de ses dessins, aujourd’hui considérés comme les seuls plans connus de contrebasse émanant d’un maître luthier crémonais. Les Ceruti réconcilièrent enfin Crémone avec cet instrument longtemps négligé, lui redonnant sa légitimité dans le patrimoine musical italien.

Turin et Milan au XIXᵉ siècle : entre fidélité et innovation

À Turin, deux luthiers se distinguèrent dans la première moitié du XIXᵉ siècle par leur fidélité au style de Stradivari : Leopoldo Noariel et Giuseppe Rocca. Ce dernier est encore reconnu pour une contrebasse d’exception, alliant puissance sonore et élégance formelle. À Milan, Celeste Farotti prolongea cette tradition en construisant au début du XXᵉ siècle des contrebasses d’un raffinement extrême. Sa maîtrise technique, son attention au détail et sa dévotion au style stradivarien en font l’un des grands artisans du renouveau de la lutherie milanaise. Ces œuvres, parfois méconnues, témoignent d’un profond respect pour l’héritage des maîtres tout en intégrant les exigences acoustiques modernes.

Londres, Paris et l’internationalisation du modèle stradivarien

Le XIXᵉ siècle voit l’influence des grands luthiers italiens s’étendre à toute l’Europe. Vincenzo Panormo, luthier sicilien ayant travaillé à Paris et à Dublin, s’installe à Londres en 1790. Il est souvent considéré comme le premier artisan à avoir transposé avec succès les éléments stylistiques des violons de Stradivari à la contrebasse : ouïes harmonieuses, courbes précises, proportions équilibrées. Après lui, les luthiers britanniques s’inspireront à la fois de Stradivari, de Maggini et de Gasparo da Salò. À Paris, Jean-Baptiste Vuillaume porte à son paroxysme la vogue du stradivarien. Il fabrique des contrebasses aux dimensions augmentées mais conservant l’esprit du violoncelle classique. Grand admirateur de Crémone, Vuillaume visite la ville dans les années 1850, y rencontre Enrico Ceruti et restaure plusieurs instruments historiques. Parmi eux, une contrebasse de Nicola Bergonzi modifiée sous sa supervision.